Un an a passé depuis la mort du professeur Bernardo Secchi, survenue le 15 septembre 2014. Cependant, et plus que jamais, ses enseignements prennent de l’importance dans le cadre perturbé dans lequel se trouve son Europe et le monde. Une manière de lui rendre hommage en ce moment est de redonner vie à l’un de ses textes, publié dans la préface intitulée “La recherche et le projet urbain” du livre Matières de ville, organisé par Yannis Tsiomis et publié en 2008 aux Éditions de la Villette, où il explicite ce qu’il estime être la mission de l’urbaniste: exercer activement le droit de citoyenneté.
“L’âge aidant, il m’est plus aisé de constater l’immense rôle politique incombant à la recherche et de percevoir combien il est impossible de l’oublier. Partant de ce constat, je m’interroge toujours sur le rôle politique – au sens large – de nos projets, de nos recherches, de notre enseignement. À cette fin, je vous propose d’explorer cette contrainte à partir de trois mots ayant une histoire liée à la République française et sur lesquels nous, architectes et urbanistes, avons des choses à dire. Ces trois mots, formant la devise Liberté, Égalité, Fraternité”, sont célèbres, mais surtout essentiels.
Que veut dire “Liberté”? Cela signifie que notre société contemporaine, avec ses différences nationales, ethniques et culturelles – que l’on continue à clamer, si ce n’est à exagérer –, nous offre la possibilité de choisir des parcours et des styles de vie divers. Les recherches, depuis Roland Barthes et Henri Lefebvre, nous ont montré, comment la liberté, individuelle comme collective, est strictement liée (bien qu’elle dépende d’autres facteurs) à l’ambiance dans laquelle nous vivons, donc au cadre bâti ou au cadre urbain. Cette question de la mise à disposition de styles de vie différents incite à réfléchir aux vieilles catégories, celles de typologie et de morphologie. Il s’agit de voir comment divers types d’espaces habitables peuvent être composés selon des aspects morphologiques complètement différents de ceux auxquels nous étions habitués à penser lorsque nous n’avions pas cette chance que représentent, pour le sujet, sa liberté, son individualité et la gestion de son quotidien. Ce point précis est devenu un thème de projet très important, à développer soit par des exercices dans les écoles, soit dans la vie professionnelle. Si l’on regarde sous cet angle les énormes villes diffuses des Flandres ou de la Vénétie, ces immenses extensions urbaines dispersées qui entremêlent de vieux centres historiques, des périphéries et de vastes pâtés pavillonnaires, on est amené à formuler des jugements différents de ceux habituellement défendus.
Que signifie “Égalité”? Cette notion pose constamment problème: comment faire une ville qui soit la représentation de différentes sociabilités? Comment faire une ville où il n’y ait aucune ségrégation entre groupes sociaux? Une ville dans laquelle on puisse vivre sans la marque de son statut social? Ceci est beaucoup plus complexe que l’exploration de la liberté, car nous touchons là au thème de la mixité. Comment installer ensemble jeunes et personnes plus âgées? Comment faire cohabiter coutumes, provenances ethniques ou styles de vie différents? Mais aussi, comment mêler les différentes activités? Lorsque l’on explore ce thème en profondeur, on se rend compte, à nouveau, qu’il va falloir inventer des exercices peu habituels, surtout si l’on s’attache au fait que la société bouge. Ce qui est compatible aujourd’hui ne le sera pas forcément demain. La société évolue rapidement, dans un environnement bâti qui possède, contrairement à elle, une grande inertie. Cette dualité inertie/rapidité (et comportements multiples) constitue notre thème. Il ne s’agit pas d’un thème nouveau, mais d’une nouvelle déclinaison de ce dernier, qui compose la tradition de l’urbanisme européen au regard, par exemple, de celui des États-Unis: obtenir, par l’urbanisme, une meilleure distribution du bien-être entre les groupes sociaux.
Quant à la “Fraternité”, c’est un projet à la fois plus facile et plus difficile. Il s’agit là encore de retrouver le goût des espaces partagés. On ne peut plus se contenter des catégories privé/public. Cette distinction sert encore en matière de gestion, mais pas sur le plan conceptuel. Il faut penser au partage des espaces, en commençant par l’intérieur même de la maison ; il faut réfléchir à nouveau aux idiorythmies des sujets individuels et collectifs, à leurs pratiques quotidiennes ; il faut renouveler la réflexion sur la dimension corporelle de la ville. Lorsque nous avions donné pour thème de recherche de doctorat “Comment vivre ensemble”, une question qui vient de Roland Barthes, nous avions découvert un monde inattendu au travers d’études, de recherches et d’exercices de projet.
En apparence quelque peu désuets, ces mots de “liberté”, “égalité” et “fraternité” sont en fait la frontière que propose la société d’aujourd'hui. À nous de l’explorer avec une grande capacité d’invention et d’imagination. Sans oublier, toutefois, que l’activité du projet ne se pose pas principalement en tant qu’action politique ou dans son statut institutionnel, mais dans un sens critique, c’est-à-dire d’”action dans la tension”.”
Et il nous rappelle:
“À une époque où la mythologie du marché est envahissante, nous – enseignants, architectes, urbanistes, etc. – devons réfléchir au rôle politique de notre métier. Ce qui, de façon précise et concrète, peut se résumer par le mot ‘critique’. [...] Il nous incombe donc de définir des approches critiques pour questionner tous les aspects et toutes les dimensions de la société, y compris ceux de nos propres projets. La simple lecture des revues ou livres d’architecture requiert de nous demander quels sont les instruments critiques employés par l’auteur. Or, souvent, dans les écoles, les instruments utilisés sont trop limités et se résument à ‘ça me plaît’ ou ‘ça ne me plaît pas’. À l’opposé de telles approches à l’emporte-pièce, je prône de revenir à des thèmes généraux, pour les décortiquer à notre dimension, comme un maçon posant des briques. C’est à une telle perspective que nous convie cet ouvrage dans sa confrontation d’expériences où, brique après brique, c’est le mur de la connaissance qui s’édifie”.
à propos de l’auteur
Adalberto da Silva Retto Jr, est professeur de Dessin Urbain et d’Histoire de l’Urbanisme à l’Université d’État Paulista (UNESP). Il a coordonné le I Workshop International : Savoir historico-environnemental intégré dans l’Aménagement Territorial et Urbain: une contribution de Bernardo Secchi (2004 et 2006), ainsi que le Laboratoire Agudos qui a reçu le conseil de Bernardo Secchi et son équipe (2004-2006).