Au-delà de son intention formelle de produire un ouvrage de référence, peut-être y avait-il une autre idée matrice derrière le travail développé par Tenon: l’intention de discipliner l’espace à travers l’ordonnancement des activités.
Dans un autre ouvrage, Foucault discute le concept de discipline et son rôle dans la conformation des relations sociales au long du XVIIIème siècle: "les disciplines sont devenues au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles formules générales de domination. Différentes de l’esclavage puisqu’elles ne se fondent pas sur un rapport d’appropriation des corps; (...). Différentes aussi de la domesticité, qui est un rapport de domination constant, global, massif, non analytique, illimité et établi sous la forme de la volonté singulière du maître, son "caprice". Différentes de la vassalité qui est un rapport de soumission hautement codé, mais lointain et qui porte moins sur les opérations du corps que sur les produits du travail et les marques rituelles de l’allégeance. Différentes encore de l’ascétisme et des "disciplines" de type monastique, qui ont pour fonction d’assurer des renoncements plutôt que des majorations d’utilité (...)" (2).
Il continue à dire que "le moment historique des disciplines, c’est le moment où naît un art du corps humain, qui ne vise pas seulement la croissance de ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus utile, et inversement. Se forme alors une politique des coercitions qui sont un travail sur le corps, une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. (...) Une "anatomie politique", qui est aussi une "mécanique du pouvoir", est en train de naître; elle définit comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu’ils fassent ce qu’on désire, mais pour quíls opèrent comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l’efficacité qu’on détermine. La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercés, des corps (en termes politiques d’obéissance). D’un mot: elle dissocie le pouvoir du corps; elle en fait d’une part une "aptitude", une "capacité" qu’elle cherche à augmenter; et elle inverse d’autre part l’énergie, la puissance qui pourrait en résulter, et elle en fait un rapport de sujétion stricte" (3).
Mais, à quelle mesure et dans quel niveaux la technique disciplinaire prendra-t-elle effet? "L’échelle, d’abord, du contrôle: il ne s’agit pas de traiter le corps, par masse, en gros, comme s’il était une unité indissociable, mais de le travailler dans le détail; d’exercer sur lui une coercition ténue, d’assurer des prises au niveau même de la mécanique – mouvements, gestes, attitudes, rapidité: pouvoir infinitésimal sur le corps actif. L’objet, ensuite, du contrôle: non pas ou non plus les éléments signifiants de la conduite ou du langage du corps, mais l’économie, l’éfficacité des mouvements, leur organisation interne; la contrainte porte sur les forces plutôt que sur les signes; la seule cérémonie qui importe vraiment, c’est celle de l’exercice. La modalité enfin: elle implique une coercition ininterrompue, constante, qui veille sur les processus de l’activité plutôt que sur son résultat et elle s’exerce selon une codification qui quadrille au plus près le temps, l’espace, les mouvements" (4).
La thèse présentée par Foucault dans les ouvrages mentionnés signifie qu’après le XVIIIème commencerait (5) à agir d’une manière plus intense, mais toujours dissimulée, sur la société, une action consciente sur les corps à travers le contrôle des gestes; cette action aurait pour objectif une régulation ou une régularisation, moyen d’obtenir un plus grand rendement sur le processus de travail.
Si on admet comme valable ce postulat, alors on peut se demander, de quel manière extrairait-on le plus grand rendement? Et encore, quels dispositifs devraient être implantés?
Premièrement, il est nécessaire que les individus soient distribués dans l’espace, c’est à dire, une délimitation spatiale, une circonscription, pour que soit établi un ordre. Collège, caserne, usine, hôpital, par exemple. La circonscription n’implique pas une clôture, quoique soit définie une superficie limitée et fermée, car chaque individu occupe un lieu et chaque lieu est occupé par un individu; s’organise, donc, un espace analytique.
C’est une collectivité qui n’est pas composée d’une masse indistincte, mais par "cellules" identifiables par sa position et occupation, "cellules" en série. C’est aussi le lieu utile, fonctionnel, ayant une finalité et une spécialisation déterminée. Dans une usine, par exemple, chacun des individus accomplissant sa fonction, en série, en chaîne, articulée dans toutes ses étapes, ses stages ou opérations. Par ailleurs, "dans la discipline, les éléments sont interchangeables puisque chacun se définit par la place qu’il occupe dans une série, et par l’écart qui le sépare des autres. L’unité n’est donc ni le territoire (unité de domination), ni le lieu (unité de résidence), mais le rang: la place qu’on occupe dans un classement, le point où se croisent une ligne et une colonne, l’intervalle dans une série d’intervalles qu’on peut parcourir les uns après les autres. La discipline, art du rang et technologie pour la transformation des arrangements. Elle individualise les corps par une localisation qui ne les implante pas mais les distribue et les fait circuler dans un réseau de relations" (6).
"Les disciplines en organisant les "cellules", les "places" et les "rangs" fabriquent des espaces complexes: à la fois architecturaux, foctionnels et hiérarchiques. Ce sont des espaces qui assurent la fixation et permettent la circulation; ils découpent des segments individuels et établissent des liaisons opératoires; ils marquent des places et indiquent des valeurs; ils garantissent l’obéissance des individus, mais aussi une meilleure économie du temps et des gestes. Ce sont des espaces mixtes: réels puisqu’ils régissent la disposition de bâtiments, de salles, de mobiliers, mais idéaux, puisque se projettent sur cet aménagement des caractérisations, des estimations, des hiérarchies. La première des grandes opérations de la discipline, c’est donc la constitution de "tableaux vivants" qui transforment les multitudes confuses, inutiles ou dangereuses, en multiplicités ordonnées. La constitution de "tableaux" a été un des grands problèmes de la technologie scientifique, politique et économique du XVIIIe siècle: aménager des jardins des plantes et d’animaux, et bâtir en même temps des classifications rationnelles des êtres vivants; observer, contrôler, régulariser la circulation des marchandises et de la monnaie (...); inspecter les hommes, constater leur présence et leur absence, et constituer un registre général et permanent des forces armées; répartir les malades, les séparer les uns des autres, diviser avec soin l’espace hospitalier et faire un classement systématique des maladies (...)" (7).
L’ensemble des postulats démontre clairement une nouvelle notion de l’homme et de société: c’est l’homme transformé en sujet-objet de sa propre connaissance, c’est la société des divers pays européens qui commencent à subir les premières influences de la révolution industrielle naissante. C’est le temps de la transformation des écoles, l’implantation de plusieurs et grands hôpitaux, de la professionnalisation de l’armée, de la "police sanitaire", c’est la grande impulsion au développement des sciences de l’homme. C’est aussi le temps de la transformation de l’homme en objet: domination et contrôle subtils, idéologiques. Dans le plan de l’architecture et le l’urbanisme, c’est le temps du début de l’ascension des idées d’utilité, de fonction et de circulation: nos biens connus tracés rectilignes, de la rigidité de "l’échiquier", du principe de zonage: il est nécessaire de mieux organiser l’espace, à travers l’élimination de superpositions inutiles, ordonner la "confusion" de l’espace, dégager les voies – et les vues – congestionnées, "nettoyer", rendre l’espace lisible.
Le raffinement des techniques disciplinaires se feront aussi par l’établissement et sur le contrôle des activités, à travers des horaires puisque, si le temps est payé, il devra y avoir un rendement et un profit maximal. L’individu devra être occupé pendant tout le temps, plongé dans son activité. Il devra aussi exécuter ses tâches avec exactitude et régularité; une "élaboration temporelle de l’acte", où les actes son décomposés dans ses éléments et sont définies les positions pour le corps, pour ses membres, et ses articulations. De cette manière, un ordre est établi, ainsi qu’un idéal d’exécution, ayant pour objectif de retirer du moindre geste, du moindre mouvement, son plus grand rendement. Cela implique l’imposition d’une corrélation déterminée entre le corps et les gestes, d’une position idéale: la meilleure, la plus efficace, c’est à dire celle qui permet l’exécution la plus rapide des tâches de travail. C’est aussi l’ordre de l’articulation corps-objet qui définit la valeur optimale pour la manipulation des objets pour le corps, de l’utilisation exhaustive du temps, sans aucune perte, ce qui veut dire: intensifier au maximum chaque instant.
Toute la technologie pour le profit maximal du temps et du geste n’aurait pas lieu sans l’imposition d’un modèle, une règle, un manuel pour la structuration et exécution en même temps globale et particularisée des activités des groupes et des individus, à travers la classification et hiérarchisation de tous les temps pour toutes les activités possibles: de la formation à la pratique. Pratique telle qui passe à être évaluée dans toutes ses possibilités, par les preuves, les examens, qui après une analyse, détermineront l’aptitude (ou son contraire) de chaque individu. Ces normes transforment les individus en "pièces" d’un grand "engrenage", qui peuvent être interchangeables, articulées: une nouvelle flexibilité, selon les plus diverses nécessités. Le résultat: la normalisation de l’individu et des groupes.
Les hôpitaux projetés et construits à partir de la deuxième moitié du XVIIème siècle et pendant tout le XVIIIème siècle furent déjà proposés d’après un "nucléon" des paramètres décrits ci-dessus, puisque à l’époque il existait une préoccupation de proposer et de résoudre, même au niveaux du projet, des questions telles que la salubrité de l’édification (aération, illumination, disposition des lits, limitation de nombre de patients par lit et par infirmerie); la détermination d’une forme idéale (en croix), annonçant déjà une sériation et une hiérarchisation de l’espace: "embryon" du zonage fonctionnel contemporain de l’édifice hospitalier (les zones d’hospitalisation, services, administration, etc.). On peut apercevoir l’existence d’une approche semblable parmi quelques oeuvres plus anciennes, tel que le projet par l’Ospedale Maggiore de Milan, élaboré par Filarete dans les dernières décennies du XVème siècle, considéré comme étant un modèle pendant longtemps et qui marque l’apparition du plan en croix pour l’édifice hospitalier.
Malgré que l’on puisse identifier la préoccupation fonctionnelle dans les espaces d’une autre époque, c’est au cours de XVIIIème siècle que la "technique disciplinaire" devint norme, modelant, petit à petit, les discours et la pensée. Les rapports produits par Tenon et Howard sont exemplaires dans ce sens. Surtout ceux produits par Tenon puisqu’il élabora un véritable ensemble de normes, où il établissait comment l’hôpital devrait être conçu car "il n’existe aucun ouvrage sur la formation e sur la distribution des Hôpitaux, & l’on n’a pas encore rassemblé les principes qui mettroient en état de juger de leur perfection & de leur imperfection; il falloit donc commencer par se les procurer. Première difficulté" (8) et encore "il s’agissoit d’étudier les Hôpitaux dans les Hôpitaux même, & d’y saisir ce qu’une longue expérience avoit indiqué comme nuisible, ou marqué du sceau de l’utilité" (9).
Sous un autre point de vue, son rapport se présenta comme une "synthèse architecturale" appuyé sur une visée particulière de l’édifice: les activités que se déroulaient dans l’espace; ce qui nous dévoile deux procédés complémentaires: premièrement, le développement d’une étude soigneuse sur les pratiques des personnels et des patients, décomposées dans leurs modes et gestes et, deuxièmement, l’essai de recomposition des données à travers l’établissement d’un manuel contenant les patrons pour la conception d’espaces adéquats au déroulement des activités ou pratiques mentionnées. En synthèse, dans les propositions spatiales présentées par Tenon ou dans l’application de ses postulats, l’idée d’espace fonctionnel est déjà extrêmement claire. Cette idée continuera à être perfectionnée tout au long du XIXème et XXème siècles, et au fur et à mesure se transformera en catégorie incontournable, en dépit de toutes controverses et leurs différentes versions doctrinales, pour le développement de projets architecturaux: un véritable dispositif disciplinaire destiné à organiser les activités, présente dans toutes propositions spatiales, quoique soit sa destination. Il est important de mentionner que la catégorie fonction et ses subdivisions (flux, circulation, hiérarchie, module, zone, etc.) sont tellement imprégnées dans l’idée même de l’espace qu’elles sont devenues des idées matrices pour l’architecture, tel que le besoin de lumière, donc, pour toutes discussion ou proposition projetuelle.
notes
1
Une partie de cette étude a été présentée dans le Congreso Internacional: el futuro del arquitecto (Mente, Territorio, Sociedad); UPC/DEP. Projectes D’arquitectura; Barcelona, España, 7-11 de junio 2000 sous le titre: L’hôpital, ou la fonction dans l’architecture. L’étude ici présentée a été divisée en six parties. Chacune d’entre elles pourra être lue indépendamment puisque dans chacune des sections sont développés de différents sujets. Cependant, pour mieux comprendre le sujet de base, c’est à dire, la discussion d’une idée de fonction en particulier et son appropriation pour l’architecture, le lecteur devra avoir en tête qu’un tel sujet est développé tout au long des six parties. La sixième partie comprend les conclusions formulées pour cette étude ainsi que la bibliographie parcourue. Les autres parties de cette étude son:
SILVA, Kleber Pinto. "A idéia de função para a arquitetura: o hospital e o século XVIII – parte 1/6. Considerações preliminares e a gênese do hospital moderno: Tenon e o Incêndio do Hôtel-Dieu de Paris". Arquitextos, n.009. Texto Especial nº 060. São Paulo, Portal Vitruvius, fev. 2001 <www.vitruvius.com.br/arquitextos/arq000/esp052.asp>.
SILVA, Kleber Pinto. "A idéia de função para a arquitetura: o hospital e o século XVIII – parte 2/6. A gênese do hospital moderno: saberes, práticas médicas e o hospital". Arquitextos, n. 010. Texto Especial nº 060. São Paulo, Portal Vitruvius, mar. 2001 <www.vitruvius.com.br/arquitextos/arq000/esp060.asp>.
SILVA, Kleber Pinto. "A idéia de função para a arquitetura: o hospital e o século XVIII – parte 3/6. Disciplina ou formação do pensamento: a Razão das Luzes, Tenon e o hospital". Arquitextos, n. 012. Texto Especial nº 070. São Paulo, Portal Vitruvius, maio 2001 <www.vitruvius.com.br/arquitextos/arq000/esp070.asp>.
SILVA, Kleber Pinto. "A idéia de função para a arquitetura: o hospital e o século XVIII – parte 4/6. Disciplina ou formação do pensamento: modelar o olhar, modelar o espaço". Arquitextos, n. 014. Texto Especial nº 085. São Paulo, Portal Vitruvius, jul. 2001 <www.vitruvius.com.br/arquitextos/arq000/esp085.asp>.
SILVA, Kleber Pinto. "A idéia de função para a arquitetura: o hospital e o século XVIII – parte 5/6. Função, um Conceito?: Função x Funcionalidade x Funcionalismo". Arquitextos, n. 016. Texto Especial nº 095. São Paulo, Portal Vitruvius, set. 2001 <www.vitruvius.com.br/arquitextos/arq000/esp095.asp>.
SILVA, Kleber Pinto. "A idéia de função para a arquitetura: o hospital e o século XVIII – parte 6/6. Função, um Conceito?: Aprendendo com Tenon e Considerações Finais". Arquitextos, n. 019. Texto Especial nº 111. São Paulo, Portal Vitruvius, dez. 2001 <www.vitruvius.com.br/arquitextos/arq000/esp111.asp>.
2
FOUCAULT, M., Surveiller et punir. La naissance de la prison , Paris, Gallimard, 1975, 360 p., pp 161-162.
3
FOUCAULT, M., op. cit. , p. 162.
4
FOUCAULT, M., op. cit., p. 161.
5
L’auteur dit, aussi, que ces techniques ne sont pas entièrement nouvelles. Chacune d’entre elles se développaient individuellement au long du XVIIème siècle. Au cours du "siècle des lumières" elles se sont reunies, après un processus de raffinement, dans un "corps de doctrine" comme moyen de mieux modeler la société, d’après ses nouvelles finalités.
6
FOUCAULT, M., op. cit., p. 171.
7
FOUCAULT, M., op. cit., p. 173-174.
8
TENON, J., op. cit., p. viii.
9
TENON, J., op. cit., p. x-xi.
à propos de l´auteur
Kleber Pinto Silva. Architecte ; Docteur ès Architecture (FAU/USP, 1999) ; Professeur Assistant-Docteur auprès du Département d’Architecture, UNESP, Brésil et Chercheur-Associé auprès du LA/A Laboratoire Architecture / Anthropologie, Ecole d’Architecture de Paris-La Villette